Suite des "SOUVENIRS DE LA-BAS" - L'ÉTÉ ( Extraits )

En juillet 1999, le prince Sidi Mohammed, fut intronisé sous le nom de Mohammed VI, après la mort de son père, Hassan II, roi du Maroc depuis 37 ans.

Dans les rues de la médina toutes les croisées laissent couler la vie à grands flots. Un réseau d'odeurs et de sensations agréables s'approprie l'espace. On cuisine partout. La chaleur et les parfums nourrissent l'imagination et le rêve qu'ils peuplent d'épices lointaines, de légumes poussés au soleil, de fruits gonflés de miel, de l'or et du carmin des étés flamboyants.

Par delà des millénaires, des femmes inventives et nourricières nous font signe. Le vent du désert et un léger souffle byzantin restituent un patrimoine culinaire lointain. Des fumets montent de plus loin encore. Les Mauresques, des reines. Les sultanes du couscous. Quel secret rend la semoule si légère ? Le geste sans doute. Les bras ronds, souples et libres. Les mains fardées et tatouées  en osmose profonde avec la nourriture ancestrale. Les gestes vifs et sensuels. Et le temps. Le temps pris pour chaque chose. Le temps réservé à l'essentiel. Et l'air, la pénombre et le soleil. L'odeur de leur bouillon ! Un Maghreb uni en fête ! Lorsque le parfum des épices  -un festival d'ingrédients embaumés-, mêlé aux senteurs des légumes et de la viande, quittent le kanoun chaud (sorte de creuset sur lesquels cuisent les tajines) où s'opère la magie, tout le voisinage se met à saliver et à penser tout haut : « Tiens, je mangerai bien un couscous ! ».
Cuisine aux couleurs de l'été. Cuisine facile, ensoleillée et rapide. Pour faire plaisir aux amis. Le temps pour les hommes d'allumer le feu et pour les femmes de casser un ouf. Cuisine réalisée  à la grâce de Dieu. Elaborée sans peser, sans mesurer mais en très grande quantité ; car les amis des amis (ou le prophète) pourraient passer par-là ! On ne  pèse rien on ne mesure rien mais pendant qu'on fait griller les tomates, les oignons, les aubergines, les poivrons qu'on lave, épépine, rince ou remue, aucun interdit ne nous empêche de parler.

Un vieil arabe, buriné et ridé, marche au pas lent de son âne et propose à domicile des poivrons verts comme l'espérance, des tomates d'une fermeté incomparable, des aubergines luisantes, quelques jeunes courgettes encore coiffées de leur fleur jaune et, parfois, une poignée de figues à la maturité d'un rouge sombre et sucré mollement éclatées sur des feuilles ciselées. Les « chouaris » (vendeurs ambulants) livrent tous les trésors du fellah au rythme des palabres et des inévitables marchandages sans lesquels les règles de la déontologie commerçante de la rue, du souk du samedi et du marché ne seraient pas respectées. L'âne, avec sa résignation biblique, chasse, d'un mouvement lent et régulier de la queue et des oreilles, les mouches impertinentes agglutinées sur les petites plaies de sa peau d'âne surchargée et parfois blessée, et baisse ses paupières sur les plus téméraires qui, en bandes inorganisées, prend d'assaut ses yeux. Avec infiniment d'ennui et de philosophie , il va placidement chercher dans le caniveau une côte de melon ou une orange écrasée oubliées là et il découvre  alors ses grandes dents ternies dans un braiment désespéré. Dix fois répété, car l'âne brait toujours dix fois. Pour nous montrer, dans un cri épuisé, empreint d'une dignité douloureuse et fatiguée, une mâchoire jaunie et historique puisqu'elle mit en fuite les Philistins : mais il fallut à Samson cent mâchoires de ces petits ânes pour les mettre en déroute. Cent. Pas une de moins. En la mémoire collective du peuple courageux des petits ânes s'en souvient toujours. Les douze soupirs profonds qui succèdent aux dix braiments traditionnels en témoignent encore.

Au souk (marché), tout près de l'entrée, un marchand accroupi, les pieds hors babouches, trône derrière un énorme tas d'oranges, dattes, amendes, raisin sec. A sa droite, un massif de marguerites sauvages, coupées et serrées en gros bouquets cerclés d'un ruban de feuilles du palmier nain : le doum, vieux comme l'Afrique. Il prise son dohrane, (tabac), l'air absent car rien n'est important.
Plus loin, nous sommes accueillis par des commerçants souriants. Ils sont là, tous. En burnous rayé, en djellaba, avec leur sacoche de cuir gonflée de petite monnaie, les mains calleuses et usées avec, parfois, un crayon au repos derrière l'oreille -parée de menthe ou de jasmin- ou égaré parmi les poids en fonte en compagnie des fanes et des fruits disparates abandonnés non loin du petit carnet quadrillé et noirci. Au diable les calculatrice !
« Tiens, mange, c'est comme le miel ! » La main en poire sur la bouche, le claquement des lèvres et les étincelles du regard annoncent la perfection. Tant pis si les mains sont gantées de fine terre et les ongles noircis. Le cour y est. C'est parfois l'offrande d'une belle orange ou d'une poignée de jujubes roux comme le henné et les habitants de ce pays.
- Allez, Zid ! un petit rajout. Bon poids.
Deux tomates en supplément. Un gros poivron brillant. Au bout d'une vie ça ne pèse pas lourd. Et quel profit inchiffrable ! Impossible à quantifier ; celui irremplaçable de ce petit chouïa, ce quelque chose en plus qui signe un certain art de vivre, la tradition et les codes de générosité respectés. Les meilleurs placements.

Le temps qui nous fait tout perdre continue à me verser les intérêts de cette amitié. Un bien inaliénable et, pour moi, le plus précieux d'entre tous. Et l'art offert en prime au marché. Partout. Malgré les épluchures, les odeurs vites sures, les têtes de mouton et de chèvres sanguinolentes posées sur les étals, l'art livré journellement à tous ceux qui savent regarder. Avec les yeux et le cour. Apprécier les natures mortes, les pyramides de fruits et de légumes qui chantent pour l'oil dans le soleil. Les arabes savent trouver la veine qui signe la maturité. Accroupis, pieds nus et impassibles, ils attendent les clients : des meskines (pauvres) pour la plupart, qui dîneront frugalement de l'ben (petit lait), d'un morceau de kesra ou de hobs (pain rond) de fruits et d'un verre de thé. Dans l'odeur chaude et sucrée, ils dérangent la colline de fruits. Ils palpent, évaluent, soupèsent. Ils font craquer les pastèques entre leurs paumes et lorsque le choix est arrêté, d'un geste sur, ils ponctionnent  un petit carré bien net qui laisse apparaître une pulpe vermeille et parfois un oil noir, le pépin. Le marchand ouvre le fruit et vous le fait goûter.
Mais le plus surprenant arrive, pour les non initiés. Une femme berbère nous réserve une surprise : dans la chaleur lourde et forte de sa gorge, elle va chercher avec précaution les oufs qui sommeillent entre ses seins. Bien calés dans sa robe resserrée par la grâce de la ceinture nouée autour des reins au-dessus du séroual (pantalon) de coton, ils attendent. Bien au chaud dans une douceur de couveuse, ils émergent intacts, un à un ; avec les fétus de paille sur lesquels ils sommeillaient  avant d'être cueillis le matin. Et l'enchantement qui accompagne cette apparition surgie des régions vastes et chaudes qui abritaient les oufs est tel que la sortie de la poule escortée de ses poussins, si elle se produisait, me semblerait toute naturelle.


Dès que les grosses chaleurs s'installaient, les boutiques baissaient leurs stores. Les marquises déroulées rendaient la lumière douce et l'atmosphère intime. Elles délimitaient des espaces ocre, bleutés et orangés. Des oasis de douceur et de couleur. Dans les épiceries, à la boulangerie et au marché, les clientes s'épongeaient le front et le cou en invoquant leur mère, Dieu, les saints et la Vierge avec de profonds soupirs.
De l'échancrure d'une robe noire émergeait la corne blanche d'un mouchoir que sa propriétaire exhumait de son sein pour rafraîchir, en l'éventant, le décolleté ou un front moites de sueur.
Sur la place, à l'ombre des platanes, des bienheureux dormaient du sommeil du juste, la veste tassée sous la tête ou encoconnés dans leur burnous, la guelmouna (le capuchon) rabattue sur les yeux comme une fenêtre fermée sur la rue ; insensibles aux incursions des mouches et profondément accordés aux rythmes ralentis de l'été.

C'étaient des jours bénis pour le linge qui blanchissait au soleil, les poivrons en vacances au ''Cub Med'' et le blé occupé à bronzer sur les nattes contre le sol chaud des terrasses. Mais dans les classes, les jeunes élèves ivres de chaleur, de syllabes et de mots s'assoupissaient, la tête pesamment enfouie entre les bras. La psalmodie qui s'envolait de l'école coranique se festonnait soudain. Le sursaut du taleb (maître) averti par le changement de rythme, suivi de la volée de coups de roseau qui se mettaient à pleuvoir sur les petits crânes rasés, rétablissait séance tenante le balancement des bustes et la récitation vigoureuse du texte sacré.
Les mouches, insupportables, turbulentes et innombrables prenaient possession des imprudents. Il fallait que se produisit quelque évènement majeur pour nous faire sortir à ces heures torrides si nous n'y étions pas contraints, et alors l'air nous enveloppait de son souffle chaud de fournaise. Un avant-goût de l'enfer au bord des flammes purificatrices. La démarche se faisait lourde. Une pastèque portée sur l'épaule transformait son propriétaire en une sorte d'Atlas chargé d'une région du monde. La plante des pieds cuisait dans les sandales de cuir et de grandes auréoles dessinaient aux emmanchures des chemisettes de coton léger la cartographie mouillée de l'été.
Dans le garde-manger enclos de fine toile métallique, prisonnier solitaire à l'abri des insectes, le morceau de gruyère pleurait de chaleur et de solitude. Les canaris accablés se taisaient. Gagner son pain à la sueur de son front devenait une réalité.
Détournées de leurs objectifs privilégiés, les mouches s'engloutissaient dans les assiettes d'eau vinaigrée bordées d'un trait de miel, perfidement préparées à leur intention. Un ruban d'un vilain jaune enduit d'une colle robuste, épaisse et cuivrée, suspendu au plafond, ces lieux qu'elles chérissent, offrait en fin de journée l'image affligeante et repoussante des dizaines d'imprudentes engluées. En désespoir de cause, lorsqu'elles devenaient trop nombreuses, la « pompe à flit » lourde du redoutable Fly-Tox, le flanc décoré d'une guêpe jaune d'or, haute sur pattes et hilare, se mettait à vrombir comme un hélicoptère de poche et aux première pulvérisations toute la famille éternuait.
En fin d'après midi, après un baroud d'honneur, la chaleur s'apaisait. Les signes annonciateurs de la résurrection apparaissaient enfin. On commençait à respirer et les préparatifs des longues heures d'une vie nocturne intense commençaient.
Les chaises basses, les chaises longues, les pliants et les berceuses, les mecedoras (espèces de rocking-chairs venus d'Espagne) prenaient place sur les terrasses, les balcons ou les trottoirs. Des repas préparés dès le matin et cuits au four de notre boulanger, mais bien meilleurs froids, attendaient dans un coin frais sous les couvercles embués. Des beignets de morue nappés d'un épais coulis de tomates, une fois mijotée tranquillement durant la matinée, des tomates farcies, ds chaussons aux blettes, des sardines en escabèches. Et des salades. Somptueuses. Belles comme des Chardin : serties d'olives noires, rouelles d'oignons, filigranées d'anchois et relevées d'ail, de poivre et de piment, elles accompagneraient une tortilla (omelette) des sardines frites ou des beignets de courgettes.
Subrepticement, le ciel se pastellisait d'or et de rose. Une sorte d'état de grâce s'instaurait insensiblement. Le souffle et le geste suspendus, le linge parfumé cueilli sur les fils encore au creux de mes bras, je m'arrêtais pour regarder le flanc de la colline se draper de moire rougie et l'horizon en feu se préparer lentement à la nuit. C'est le moment où l'odeur amère des oranger embaume légèrement. Par vagues suaves et fleuries. A cette heure paisible grand-mère arrosait son jardin. Rendues à la vie, les fleurs se mettaient à répandre des senteurs lourdes et chaudes. La fragrance sucrée des lis blancs, la poussière miellée des coréopsis veloutés d'or et l'haleine doucement beurrée des corbeilles-d'argent satinaient la tiédeur du soir. Le pourpier modeste, menu et coloré s'endormait. Le basilic caressé au passage d'une main voluptueuse répondait d'une bouffée et un pied de giroflée défroissait ses corolles chaudes pour envoyer son message suranné et parfumé. Les reines-marguerites aux tiges saines et au cour serti d'insectes bruns concurrençaient la bordure fraîche du jet d'eau que grand-mère couvait d'un regard amoureux, fier de ses pieds-d'alouette aux bleus de porcelaine, de ses crêtes-de-coq  au velours sombre et des zinnias dorés comme des soleils d'été qu'il ne cessait de cajoler.
L'eau qui dégoulinait chantait un air de ruisseaux, de cascades, de vasques et de fontaines : la mélodie de Paradis promis. Les rideaux raides de chaleur s'assouplissaient et un souffle frais, venu l'on ne sait d'où, passait léger comme un soupir. C'est alors que s'élevait dans la douceur de la fin d'après midi, juste avant la nuit, forte et autoritaire la vois du muezzin appelant les fidèles à la prière : les mains placées en porte-vois, il appelait :
« Allah akbar. Allah est grand..
La voix pressante tombait du minaret. Bien plus magique que le volume amplifié du haut-parleur qui, cinq fois par jour, le remplace sans avantage majeur aujourd'hui.
Plaqué entre l'aveuglante blancheur des murs et l'azur implacable du ciel, sa silhouette flottant dans la djellaba immaculée, il perpétuait du haut du minaret la fonction du Bilâl. L'esclave affranchi à la voix puissante que désigna Mohammed pour appeler à la prière les polythéistes et les idolâtres ralliés à la foi en un Dieu unique. Celle de la troisième religion révélée. Bilâl, le premier muezzin de l'islam. Noir. Comme Halima-es-Sâdila, la nourrice du Prophète.
Tourné tour à tour vers les quatre points cardinaux il lançait son appel.
Se mettant en état de pureté légale, les fidèles préparaient le tapis qui délimite l'espace sacré, hors du champ des activité profanes où ils allaient parler à Dieu et le regard saisissait, au passage, le rituel de la prière et la sérénité du moment.
C'est l'heure ou grand-père -ingénieur des Travaux Publics- rentrait,  fatigué, fardé de la poussière du chantier qu'il gèrait à ce moment là pour construire la route entre Meknès et El Hajeb. Quittant le morceau de serpent bleu qui avait été tracé dans la journée., il regagnait sa maison illuminée de tous les ors du soleil couchant.
Il n'allait pas tarder à apparaître derrière la haie de lilas mauves et blancz, harassé, imprégné de l'odeur acre du goudron. Aussitôt rentré, il s'apprêtera à se purifier des fatigues de la journée. Un rituel rigoureusement observé nous le livrera frais et dispos après d'énergiques ablutions. Il ne nous embrassera qu'après. Lorsque la poussière jaune que déposent sur le corps et l'âme le travail difficile et la chaleur accablante, seront effacées.
L'eau fraîche et la famille adoucissaient sa fatigue. Il glissait une feuille verte dans la cage que le soir pacifiait et, le visage heureux, il écoutait les canaris filer pour lui leurs plus jolis trilles. Il réfléchissait, le front soucieux, soupirait profondément au souvenir de quelque contrariété et ayant décidé sans doute de différer au lendemain l'examen de quelques difficulté, soudain plus détendu, machinalement, comme « pour tirer un trait là-dessus », de son index qu'un panaris mal soigné avait irrémédiablement abîmé, il paraphait la toile cirée. Et sans plus tarder, d'un mouvement déterminé que ponctuait un soupir, il s'apprêtait à lire son journal.

C'est pour tout cela que j'aime ce pays où je suis née.
Monique VENTRE

Ancienne stagiaire de Tatoulezarts de 1998 à 2001
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